Les conséquences du Kulturkampf à Genève
1. Le Kulturkampf
Le Kulturkampf, ou « combat pour un idéal de société », est un conflit qui oppose dès les années 1870 et suivantes le royaume de Prusse, puis l’Empire allemand sous la direction du Chancelier Otto von Bismarck, à l’Eglise catholique romaine dirigée par le pape Pie IX et au parti politique représentant les catholiques (le Zentrum). Le conflit s’intensifie en 1871 ; il se terminera en 1878 avant d’être définitivement soldé de manière diplomatique en 1887.
Le Kulturkampf est la manifestation de la politique libérale visant à séparer Etat et Eglise, par exemple en introduisant un mariage civil. Les autorités religieuses, principalement chez les catholiques, s’opposent fermement à ce mouvement en réaffirmant l’influence et la primauté de l’Eglise dans les questions politiques, scientifiques et de société. Otto von Bismarck utilisera des moyens législatifs importants pour lutter contre l’Eglise.
Bismarck décidera d’adoucir cette politique vers la fin des années 1880. En 1878 déjà, le décès de Pie IX et l’élection d’un nouveau pape, Léon XIII, marque le début de la détente. La plupart des lois sont retirées ou assouplies, les prêtres peuvent retrouver leur paroisse. La paix est définitivement signée 1887 entre le Vatican et l’Empire allemand.
Un mouvement semblable va exister simultanément en Suisse, où il aboutit à la révision de la Constitution fédérale de 1874 et à l’adoption des articles d’exception, expulsant les Jésuites, puis toutes les congrégations religieuses et les bénédictins, rendant non-éligibles prêtres et religieux, limitant le nombre d’évêchés et la création de nouveaux couvents.
Les cantons les plus touchés sont ceux de Berne (Jura bernois) et de Genève. Dans la cité de Calvin, le Kulturkampf conduit notamment à l’adoption des articles interdisant les manifestations religieuses à l’extérieur des lieux habituels de cultes.
2. Les catholiques des Communes réunies en 1816
Ce bref rappel historique explique la situation des paroissiens catholiques « sardes » par rapport au reste du canton de Genève, à majorité réformée.
A la libération de Genève le 30 décembre 1813, le Curé Vuarin ne partit pas avec les troupes françaises comme l’avaient espéré les Genevois. Au contraire, il resta à son poste et multiplia les démarches auprès des Alliés pour sauvegarder la présence catholique à Genève. Pendant la longue période de négociations de paix à Paris et à Vienne, il fut tenu au courant des discussions par des membres de la délégation sarde. Ces démarches furent couronnées de succès et le Protocole du Congrès de Vienne du 29 mars 1815 stipula que l’Eglise catholique, alors existante à Genève, serait maintenue à la charge de l’Etat et que le Curé serait « logé et doté convenablement ».
On rappellera aussi que la formation du canton de Genève se fit par l’acquisition, en vertu des traités de Paris (1815) et de Turin (1816) de six communes françaises et de quatorze communes sardes. Ces deux traités spécifiaient alors que « les lois et usages en vigueur au 29 mars 1815 relativement à la religion catholique dans tout le territoire cédé seraient maintenus sauf qu’il en fût réglé autrement par l’autorité du Saint-Siège ». Ainsi, les craintes des quelque 16 050 nouveaux citoyens qui redoutaient cette union à la Genève protestante se trouvaient atténuées.
Devoir gérer un canton mixte à majorité réformée était pour le gouvernement de Genève une tâche nouvelle. Il consacra de nombreuses séances à l’étude des compétences de l’autorité civile en matière d’administration religieuse catholique, telles qu’elles existaient dans le royaume de Sardaigne, et délégua plusieurs de ses membres en mission d’information dans des villes confédérées.
3. Les catholiques genevois sous le régime Carteret (années 1870 et suivantes.)
La construction de nouveaux états européens nécessite de la part des dirigeants un pouvoir central plus fort. La démocratie progresse partout avec l’acquisition de nouvelles libertés individuelles concernant le suffrage universel, la propriété foncière, le mariage civil, l’éducation, etc…C’est donc dans un souci de plus de démocratie que la lutte avec la hiérarchie de l’église catholique commence. Cette dernière incarne un ancien pouvoir en opposition avec cette démocratie nouvelle. La tendance dans toute l’Europe est donc à l’anticléricalisme. Genève ne fait pas exception.
Dès son arrivée au pouvoir, en décembre 1870, Antoine Carteret mène une politique ouvertement hostile aux catholiques. Les congrégations religieuses furent les premières touchées.
L’année 1872 fut déjà bien mouvementée. Ainsi, une loi obligea ces corporations religieuses à demander une autorisation d’établissement. Celle-ci fut refusée aux congrégations enseignantes et accordée provisoirement aux religieuses s’occupant d’œuvres de charité.
Antoine Carteret, Photo: Memo.fr
Le cas du Cardinal Mermillod
En septembre 1872, le Conseil cesse de reconnaître Mgr Mermillod comme curé de Genève et supprime son traitement. Il lui interdit tout acte en qualité de représentant de l’évêque ou même de vicaire général de Genève. Peu après, les 39 prêtres du canton déclarent, unanimes, qu’ils refusent de se soumettre aux arrêtés du Conseil d’Etat. Les maires et adjoints des communes catholiques, au nombre de 30, écrivent au Conseil d’Etat pour le mettre en garde, car la loi genevoise violait les traités et les garanties constitutionnelles sur la liberté des cultes. Le gouvernement riposte et annonce qu’il va organiser le culte catholique en soumettant les prêtres à l’élection des paroissiens.
En janvier 1873, afin de ne pas laisser l’Eglise de Genève sans chef, le pape nomme Mgr Mermillod vicaire apostolique de Genève. Cette décision fut considérée, tant par les autorités fédérales que cantonales, comme une provocation. Le Conseil fédéral protestera auprès du nonce, considérant la mesure pontificale comme nulle et non avenue. Le Conseil d’Etat, devant le refus de Mgr Mermillod de renoncer à sa fonction, transmet le dossier au Conseil fédéral qui prend un arrêté de bannissement. L’arrêté fédéral, qui excluait Mgr Mermillod, lui est présenté par le commissaire de police Coulin. Le prélat est conduit à la frontière près de Ferney ; dès 1880, il résidera à Monthoux, près d’Annemasse.
La Loi sur le culte catholique
En août 1873, le Grand Conseil genevois promulgue la loi d’application sur le culte catholique. Cette loi introduisait les quatre dispositions fondamentales suivantes, dont aucune n’était admissible par l’Église catholique:
- L’élection des curés et des vicaires par les citoyens-paroissiens
- Les ecclésiastiques doivent prêter serment de fidélité au Conseil d’Etat
- La création d’un Conseil supérieur, sorte d’équivalent catholique du Consistoire protestant
- Le transfert de la propriété des églises et des presbytères aux communes.
Les prêtres du canton refusèrent de prêter le serment institué par la loi. Leurs postes furent déclarés vacants et leur traitement supprimé. Il faudra donc d’urgence constituer un nouveau clergé destiné à desservir les églises que l’on allait soustraire à leurs légitimes occupants. Le gouvernement genevois se trouvera donc, par la force des choses, être protecteur des « catholiques libéraux ou catholiques chrétiens ». Désormais, il existera deux Eglises catholiques à Genève, les catholiques chrétiens et les catholiques romains. Ces derniers, restés fidèles à l’Eglise traditionnelle, formaient la majorité des catholiques; ils créèrent l’0euvre du clergé pour recueillir les offrandes des fidèles et rétribuer les curés.
Les biens incamérés.
En 1875, les corporations religieuses sont dissoutes et leurs biens sont provisoirement confiés à l’Etat (que l’on appellera les biens incamérés*). Le gouvernement Carteret accentuera son offensive par la saisie des églises et des presbytères ; le Conseil d’Etat ordonne de faire l’inventaire des objets mobiliers contenus dans les églises. Un commissaire du Département de l’Intérieur était envoyé pour cette tâche et les maires des communes étaient convoqués pour le recevoir.
Mais cela n’alla pas tout seul : une majorité des maires refusèrent de donner les clefs de l’église et les paroissiens chassèrent le commissaire. Le Conseil d’Etat prit alors des mesures « radicales » ; il organisa une brigade de 42 gendarmes qui accompagnait le commissaire auquel on adjoignait encore un serrurier devenu célèbre, Gasdorf, qui crochetait la porte des églises et qui recevait 100 francs par coup de « rossignol » !
Cette même année 1875, le Grand Conseil votait une loi interdisant toute manifestation extérieure du culte. Les processions en particulier furent prohibées, de même que le port de tout costume ecclésiastique sur la voie publique.
Enfin, en 1877, les curés doivent remettre au Conseil d’Etat les registres de baptêmes, mariages et sépultures dont ils étaient détenteurs.
La persécution religieuse cessa suite à la chute du gouvernement Carteret en 1878. Le régime qui lui succède, sans oser encore s’attaquer à toute la législation établie contre les catholiques, cesse de l’appliquer. En 1880, le parti radical revint au pouvoir, mais son ardeur anticléricale avait bien diminué. Après quelques années, la plupart des prêtres apostats étant partis, les radicaux ne purent s’opposer à ce que les catholiques rentrent peu à peu dans leurs églises : de 1880 à 1900, dix-huit églises leur furent rendues. En 1907, lors de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, les églises de Chêne et de Versoix furent remises à leur tour aux catholiques. Enfin, Notre-Dame (en 1912) et Carouge (en 1920) furent rachetées. Pour sa part, l’Eglise catholique chrétienne a pu conserver encore les deux églises de St-Germain et du Grand-Lancy.
(* A propos des biens incamérés, il faut reconnaître que le problème de la spoliation des biens des congrégations religieuses a souvent été soulevé par la suite et que chaque fois, on a renoncé à le traiter à fond de crainte de réveiller des souvenirs douloureux. Le Conseil d’Etat a accordé en 1964, sur un terrain faisant partie des biens incamérés, un droit de superficie qui va permettre de construire, à la rue du Pré-Jérôme, le Centre scout de Genève ainsi qu’un immeuble de logements pour les infirmières de l’Hôpital cantonal. Neutralité politique et confessionnelle garantie !).
4 – VEYRIER
La majorité des actes d’autorité du gouvernement Carteret, tels que décrits plus haut, ont bien entendu eu des répercussions dans la plupart des communes catholiques, dont celle de Veyrier.
Ainsi, par exemple, lors de l’organisation de l’inventaire des églises en 1875, l’expédition militaire vint naturellement à Veyrier. Le maire, Marin Martin, accompagné de son adjoint, François Chavaz et de nombreux citoyens éprouvés, avait été convoqué pour recevoir le fameux serrurier Gasdorf. Ils avaient décidé de ne pas opposer de résistance au commissaire dans un premier temps. Le commissaire arriva à la cure et ce fut Marin Martin qui le reçut. Il demanda au maire de l’accompagner dans sa démarche et de lui donner les clefs de l’église. M. Martin les lui refusa, déclarant que ni la commune, ni l’Etat n’avaient un droit quelconque sur le mobilier et les affaires de l’Eglise. Le commissaire fit alors crocheter la porte par le serrurier Gasdorf et procéda à une rapide visite, tandis que les gendarmes montaient la garde autour de l’église, dans la crainte d’une offensive des paroissiens. Puis, sans faire de provocation, ils s’en allèrent : tout s’était passé dans le calme.
Les paroissiens démontèrent préventivement les cloches de l’église le 7 octobre 1875 afin qu’elles ne puissent pas servir à un autre culte. Ces cloches commandées au fondeur veveysan Treboux avaient été entièrement payées par eux-mêmes. Ces précautions se révélèrent inutiles puisqu’aucun prêtre de la nouvelle religion ne fût nommé à Veyrier !
La pression anti-catholique se poursuivit d’une autre façon encore : en août 1875, une loi fut votée par le Grand Conseil interdisant toute manifestation extérieure du culte. Les processions en particulier furent prohibées. On alla même plus loin : le gouvernement voulut faire enlever aux enterrements tout caractère religieux : le prêtre ne devait porter aucun de ses ornements sacerdotaux sur la voie publique; il était interdit de porter selon la coutume des cierges allumés. En décembre 1875, six personnes de Veyrier furent traduites en justice « pour avoir pris part à une cérémonie religieuse sur la voie publique ». Il s’agissait de l’enterrement d’une parente de Marcel Grosset. Cinq femmes qui avaient porté des cierges furent condamnées à Fr.15.- d’amende plus les frais administratifs, ce qui était considérable à cette époque. Seul Marcel Grosset, qui n’avait pas porté de cierge, fut acquitté.
Un autre événement tracassier est à signaler : l’affaire des registres paroissiaux. En effet, le Conseil d’Etat, après avoir fait voter une loi par le Grand Conseil, veut retirer des paroisses tous les registres de baptêmes, de mariages et sépultures détenus par les ecclésiastiques. Les Curés qui refusaient étaient menacés d’emprisonnement.
A Veyrier, le commissaire cantonal Müller se voit refuser la remise des registres par le Curé Dorsier. La saisie de ces documents eut lieu le 17 mai 1877. Or, devant la résistance du prêtre, le commissaire s’en va sans rien emporter, sous les quolibets des enfants de l’école voisine, qui poursuivent sa voiture en criant : « Payons une absinthe à Carteret ! »
Pour terminer nous pouvons citer le cas des Carmélites de Sierne. Ces religieuses avaient été installées par Mgr Mermillod en 1867 dans une maison de Sierne. Etant cloitrées, les sœurs éveillaient plus particulièrement la curiosité des magistrats. En mai 1871, elles furent questionnées pendant trois heures par les Conseillers d’Etat Carteret et Girod et le secrétaire Piguet. Une perquisition eut lieu dans toute la maison, car on avait parlé au Grand Conseil de « séquestration de religieuses… ».
La perquisition et les questions posées par les enquêteurs à la prieure, Elisabeth de Sainte-Colombe, lui occasionnèrent une telle émotion qu’elle mourut peu après. Les huit Carmélites restantes quittèrent Sierne pour ne plus jamais y revenir.
Dossier réalisé par Jean-Denys Duriaux
Pour en savoir plus:
« Les effets du Kulturkampf dans le Canton de Genève »
Ouvrage de 115 pages illustrées, édité par La Mémoire de Veyrier
©La Mémoire de Veyrier – Juin 2015