Le passage des Spahis à Veyrier – janvier 1941

Passage de la frontière franco-suisse dans le Jura. Juin 1940. Archives Groupe Suisse Romand de Reconstitution.
« de 19 »

Le passage des spahis à Veyrier et à Etrembières – janvier 1941

Avant-propos: Les 20 et 21 janvier 1941, après Satigny, Bernex et Confignon, la commune de Veyrier accueillait les hommes du 7e régiment de spahis algériens, appartenant à la 2e Brigade du 45e corps de l’armée française.

Pour Veyrier et ses habitants, qui n’avaient guère l’habitude de voir arriver sur leurs terres des soldats en aussi grand nombre, l’événement était de taille. Tout d’abord, bien sûr, parce que ces soldats n’étaient pas suisses, mais français, ensuite parce qu’ils voyaient certainement pour la première fois ces légendaires « spahis » qui, habituellement, opéraient sur les sables chauds du Sahara plutôt que sur les neiges glacées de nos contrées.

Peu de gens du reste avaient eu l’occasion d’en voir auparavant. Rares étaient en effet ceux qui, à cette époque, pouvaient se permettre de voyager en dehors du continent européen. Aussi, rien d’étonnant à ce que les habitants de Veyrier, mais aussi des communes avoisinantes, soient impressionnés à la vue de ces hommes, à la peau basanée, parfois noire comme de l’ébène qui, chevauchant leurs majestueux étalons arabes blancs, portaient le traditionnel Burnous.

Quoi qu’il en soit, lorsque les spahis sont accueillis par les Veyrites, une collation avec thé au rhum chaud leur est servie et quelques cigarettes sont partagées.

La Municipalité de Veyrier a fait confectionner des sandwiches à cette occasion… mais au jambon ! Les spahis étant majoritairement musulmans, ce sont alors les chevaux qui se régalent !

En franchissant la frontière, les spahis crient encore: « Merci les Suisses! »

Côté français, le 27e bataillon de Chasseurs Alpins d’Annecy joue la Marseillaise et rend les honneurs à ces combattants. Une foule de curieux assiste avec émotion et chaleur au passage des spahis qui prennent la direction d’Annemasse où ils prendront le train pour rejoindre Marseille.

Revenons cependant maintenant un peu en arrière, pour mieux comprendre les raisons qui ont conduit ces spahis à se retrouver sur le sol helvétique durant quelques mois.

Juin 1940
Combats et retraite vers la Suisse

Lorsque, le 10 mai 1940, est déclenchée la brutale offensive de l’Allemagne qui attaque simultanément les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, plus de 5 millions de soldats sont face à face.(1) Le stratagème conçu par le général Erich von Manstein , chef d’état major des armées allemandes, est le suivant : plutôt que d’attaquer de front la ligne Maginot qui suit le Rhin depuis la frontière suisse jusqu’aux environs de Karlsruhe, et se diriger ensuite au nord-ouest en longeant la frontière belge, les troupes allemandes vont envahir les trois pays qui formeront le Benelux après la guerre. Les alliés tombent dans le piège, et se précipitent au secours des armées belges et néerlandaises, étirant et affaiblissant de la sorte un front déjà difficile à défendre. Ce front va de la Manche au Jura en passant par le Rhin.

Profitant de cet affaiblissement, le 14 mai 1940, le général Gudérian et ses blindés enfoncent les défenses des troupes alliées et pénètrent en France après avoir traversé la Meuse à Sedan, (dans les Ardennes, près de la frontière belge) séparant ainsi les alliés en deux groupes.

La partie des troupes franco-britanniques qui se trouve à l’ouest de la percée allemande va se replier sur Dunkerque où elle sera prise en tenaille de façon dramatique. A l’est de la percée, le 45e corps de la 8e armée française, qui garde la trouée de Belfort, se retrouve ainsi engagé de façon très dispersée en Alsace, ainsi que le long du Jura et de la frontière helvétique.

Commandé par le général Daille , ce 45e corps d’armée se compose de deux divisions de forteresse de la ligne Maginot, une division polonaise de chasseurs à pied, une division française et enfin la 2e brigade de spahis.

Depuis la percée de Sedan, les chars allemands vont foncer vers le sud, en longeant la frontière suisse avec une rapidité imprévue par les alliés. Voyant cela, afin de ne pas être pris en étau, le général Daille dont le 45e corps d’armée se trouve stationné en Alsace, entre l’Ajoie et Bâle, décide de faire mouvement pour contourner l’Ajoie en direction de Pontarlier, dans le but de suivre la frontière suisse par les crêtes du Jura, afin de pouvoir opérer une jonction avec l’ armée des Alpes qui se trouve sur la ligne de démarcation franco-italienne.

Malheureusement, le 14 juin 1940, les Allemands entrent dans Paris, le 16, les chars de Gudérian arrivent à 50 km de Belfort, Besançon est tombée et, le 17 juin, les blindés sont à la frontière suisse, aux Verrières. Le 45e corps d’armée français est encerclé.

Ce même jour, le maréchal Pétain annonce à la radio qu’il a demandé un armistice aux Allemands : « C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut tenter de cesser le combat. »

Le déplacement opéré par les troupes du général Daille va s’effectuer jusque dans la région du Clos du Doubs, (comprise entre les Franches-Montagnes et l’Ajoie) mais les troupes mécanisées de Gudérian , remontées rapidement vers le nord-est, arrivent à Morteau le 18 juin, à quelques kilomètres du col des Roches et du Locle. Certains blindés détachés sont même parvenus jusqu’à Montbéliard. Le 45e corps d’armée français est pris en tenaille. Le mouvement prévu par le général Daille est bloqué avant même d’avoir réellement débuté. A partir de ce jour, le 45e corps d’armée voit au sud sa route coupée ; il en va de même au nord, où toute éventualité de jonction avec la 8e armée est exclue.

Asile et internement en Suisse

Afin d’éviter à ses hommes de devenir prisonniers en Allemagne, Daille présente à la Confédération suisse une requête dans le but de pouvoir pénétrer dans notre pays avec toutes les troupes encore constituées. Cette demande acceptée le 19 juin, Daille ordonne la retraite vers la Suisse. Elle débutera le jour même avec 42.000 hommes et 5.500 chevaux.(2)

Ce jour-là, l’état major du 45e corps d’armée, la 2e division de chasseurs polonais (3) et le 7e régiment de spahis (4) se trouvent près de Maîche où de violents engagements ont lieu avec les troupes allemandes. Ceux qui vont entrer en Suisse se séparent en trois groupes. Une partie de ces hommes traverse le Doubs à Soubey, l’autre à Goumois et le reste transite par la route qui va de Bremoncourt à Saint-Ursanne. (5)

Les 4 escadrons du 7e régiment de spahis sont répartis entre ces trois lieux de passage. Les derniers entrés par Soubey, les spahis du 4e escadron , constituent l’escorte de protection du général Daille . Ces braves ne pénétreront en Suisse avec leur chef qu’après le passage de l’ensemble des troupes.

Le 7e régiment des spahis va se regrouper à Montfaucon dans les Franches-Montagnes. Ils sont 1098 avec 1020 chevaux, les célèbres pur-sang arabes à la robe blanche. Le premier étonnement des Suisses est pour eux, dont la robe a repris sa couleur naturelle, après des essais de teinture effectués par l’armée française dans le but de camouflage et dont il ne reste pas trace !

Le 21 juin les spahis du 7e régiment vont rejoindre la région du Seeland par la route. Ils y seront répartis dans les fermes des villages de la rive sud du lac de Bienne. (6)

C’est à la fin du mois de septembre 1940 que le régiment, qui ne compte plus que 842 chevaux (7) , rejoint sa nouvelle zone d’internement : la « région Menthue ». (8)

Janvier 1941
Le retour des spahis en France

Le 23 novembre 1940, après l’armistice, un accord franco-allemand est ratifié, par lequel les militaires français internés en Suisse sont autorisés à rentrer dans leur pays pour y être démobilisés et renvoyés dans leurs foyers. (9) La France en contrepartie s’engage à céder à l’Allemagne tout le matériel de guerre déposé en Suisse. (10)

Afin de pouvoir rejoindre la zone française non occupée et repartir vers Oran, les spahis du 7e régiment vont devoir gagner la frontière à Genève. Le transfert des hommes (au nombre de 1039) et de chevaux (742) va s’effectuer par cinq convois de chemin de fer. (11) Malheureusement, le passage des convois par la Plaine et Bellegarde est exclu pour deux raisons :

  • le Pays de Gex est occupé par les troupes allemandes ;
  • la ligne ferroviaire Genève-Lyon est interrompue, car le viaduc de Longeray (Fort de l’Ecluse) a été dynamité en 1940.

En conséquence, les spahis vont devoir rejoindre, à Veyrier, la ligne de chemin de fer qui passe derrière le Salève et qui relie la Roche sur Foron à Annecy pour pouvoir être rapatriés.

La traversée d’une zone urbaine telle que Genève s’avérant impossible pour un régiment de cavaliers et leurs montures, l’état-major de notre armée prendra la décision d’effectuer le transport ferroviaire jusqu’à Satigny, d’où les soldats nord-africains de l’armée française rejoindront Veyrier.

Au matin du 20 janvier 1941, les spahis quittent leurs cantonnements de la région du lac de Neuchâtel pour être dirigés sur Satigny. Là, les « petits hommes bruns » et leurs chevaux sont accueillis sur le quai de la gare aux marchandises, restaurés et réconfortés.

Durant la matinée de ce 20 janvier, sous l’ancien couvert à bois de la gare, le général français Daille va décorer un certain nombre des hommes de son escadron de garde pour leur bravoure et leur fidélité. Présent ce matin-là, un officier de l’armée suisse (12) qui a assisté au regroupement des spahis dans notre village en fera, de nombreuses années plus tard, une narration à laquelle nous empruntons les lignes suivantes :0

« … par un matin de fin janvier 1941, sombre et gris, je me trouvais sur le petit quai d’une gare du Mandement genevois. Il avait neigé les jours précédents et l’on pataugeait dans les flaques de neige fondante. Sur ce quai de gare et aux alentours régnait une activité inhabituelle pour cette petite bourgade bien tranquille et bien assise dans son vignoble…… les spahis allaient et venaient, s’occupant davantage de leurs bêtes que d’eux-mêmes…»

A 12h30, un premier cortège de 525 hommes et 311 chevaux quitte Satigny à pied, sous la pluie et la neige, afin de rallier Veyrier.

Les soldats passeront par Peney, Aire-la-Ville, Bernex, Drize et Troinex.

Sur tout le parcours, dans chaque village traversé, de nombreux curieux et sympathisants vont venir et leur distribuer des douceurs, du café chaud, des cigarettes et un peu de réconfort humain.

Arrivés à Veyrier à 17h les hommes du 7e régiment de spahis sont fêtés et ovationnés par la municipalité, la population et les enfants des écoles accoururent avec des fleurs en papier et des chants pour ces soldats avant qu’ils ne franchissent la frontière. A la douane, ces hommes vont défiler devant un détachement du célèbre 27e bataillon de chasseurs alpins au garde à vous, venus honorer et saluer le courage de ces volontaires nord-africains.

Certains témoins de ce passage de frontière nous rappellent que des spahis émus criaient: «  Merci les Suisses ! Au revoir ! « 

C’était vrai ! Le 7e régiment de spahis reviendra à Genève, en 1951, défiler sur le boulevard Georges-Favon, applaudi par une foule nombreuse et présenter une « fantasia » extraordinaire, dont beaucoup de Genevois se souviennent encore, à l’occasion du concours hippique international qui avait eu lieu au Palais des expositions du boulevard Carl-Vogt. (13)

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  1. Il y a en présence : 104 divisions, soit 2.900.000 hommes pour les troupes alliées franco-britanniques et 117 divisions représentant 2.750.000 hommes pour l’armée allemande.
  2. 29.717 Français, (dont la 2e brigade de spahis) 12.152 Polonais, 624 Belges et 99 Anglais.
  3. Ces troupes polonaises avaient été levées, instruites et équipées en France.
  4. Un autre régiment de spahis algériens, le 9e, faisait partie du 45e corps d’armée. Ce 9e régiment sera malheureusement attaqué et fait prisonnier par les forces allemandes avant d’avoir pu pénétrer en Suisse. Parmi les 42.000 hommes qui ont franchi la frontière entre le 19 et 20 juin 1940, il ne restait qu’un seul rescapé du 9e régiment de spahis !
  5. Un monument du souvenir et de la reconnaissance a été placé par l’Association des anciens prisonniers de guerre, à la douane suisse de la Motte-Bremoncourt en 1950.
  6. Ipsach, Sutz, Lattrigen, Mörigen, Gerolfingen et Täuffelen.
  7. Beaucoup de ces derniers ont été « acquis » par notre propre cavalerie militaire !
  8. La Menthue est une rivière qui prend sa source dans les bois du Jorat et se jette dans le lac de Neuchâtel près d’Yvonand.
  9. Les troupes polonaises incorporées dans l’armée française seront en revanche obligées de rester internées en Suisse jusqu’à la fin de la guerre.
  10.  La notion d’armement comprenait également certaines pièces d’équipement. C’est ainsi que les spahis durent se séparer de leurs selles, particulièrement ouvragées (on peut encore en admirer aujourd’hui au Musée des Grenouilles d’Estavayer). Jean Marguet, Gamin à Bourdigny de 1933 à 1943, Editions Stoufy, Genève, 2003.
  11. Le 20 janvier 1941 au matin, jour de départ pour la France des internés de la « région Menthue ». Les soldats et chevaux du «7e spahis algériens» étaient répartis entre les localités de : Cheyres, Estavayer, Yvonand, Donneloye, Chavannes-le-Chêne, Combremont et Molondin. Un effectif total de 1039 hommes et 742 chevaux. (Le détachement de Molondin était constitué par les spahis de souche française).
  12. Il s’agit du premier lieutenant EMA Robert Bonard. (cf. Le « Brécaillon » numéro 6, p. 28).
  13. Ce récit est en partie tiré de : Satigny de jadis à naguère, de René Feuardent et André Pozzi, Imprimerie Atar, Satigny, 1998.

Remerciements (textes et crédits photographiques)

  • Groupe de Recherches Historiques de Satigny
  • Mémoire de Confignon
  • Groupe Suisse Romande de Reconstitution
  • M. Pierre BOSSON
  • M. Jean-Daniel NICOLET
  • M. Fredy GUERNE

Ce dossier fait l’objet d’une nouvelle édition élargie de 204 pages richement illustrée.