La question religieuse et l’établissement d’une communauté de carmélites à Sierne en 1867

Un dossier de Corinne Walker

Contrairement au village de Veyrier catholique, le hameau de Sierne est protestant depuis la Réforme de 1536, ce qui n’empêche pas le mélange des religions en dépit des injonctions des autorités politiques et ecclésiastiques.

Le hameau de Sierne. Notre histoire.ch

Pendant plus de deux siècles, la hiérarchie semble immuable : les propriétaires et les fermiers sont protestants, tandis que les domestiques et les employés de ferme sont catholiques. Les choses changent dans la première moitié du XIXe siècle quand le nombre de grangers protestants diminue au profit de fermiers originaires de Savoie employés souvent longtemps sur un domaine où ils fondent leur famille et où ils font volontiers venir leurs frères, sœurs, cousins ou des gens de leur village d’origine. Ainsi se fondent de véritables dynasties paysannes catholiques liées de père en fils à certains domaines. C’est le cas des Favre, des Aubert, des Ducrest, des Chappaz ou des Ducimetière.

Les Ducimetière

L’histoire des Ducimetière mérite qu’on s’y arrête car elle est à l’origine d’une page inattendue de l’histoire de Sierne, celle de l’établissement d’une communauté de religieuses carmélites dans le hameau. Prosper Ducimetière, originaire de Monnetier, a 36 ans quand il arrive en 1828 à Sierne avec sa femme Caroline Panthin, née à Etrembières en 1804. Ducimetière est engagé comme fermier par Jean-Louis Schmidtmeyer, propriétaire d’un des trois grands domaines de Sierne. Le couple restera toute sa vie dans le hameau où naîtront leurs cinq enfants. A la mort de Jean-Louis Schmidtmeyer en 1835, la famille, installée dans une dépendance proche de la maison de maître, conserve sa place jusqu’en 1859, date à laquelle Alexandre de Morsier, petit-fils de Schmidtmeyer décide de vendre le domaine qui est alors morcelé. De Morsier vend ainsi aux trois fils de Prosper Ducimetière, décédé quelques années auparavant, des champs, un verger, un bois, une vigne, un pré, mais aussi la grande maison de maître, une dépendance – sans doute celle dans laquelle ils vivent – et une petite bâtisse dans le jardin. Au prix des immeubles s’ajoute celui de divers objets mobiliers et 400 francs à la charge de Caroline Panthin pour avoir « le droit d’occuper et d’habiter sa vie durant, deux chambres de son choix dans la maison de maître ». La somme totale se monte à plus de 38’000 francs.

Maison achetée par Mermillod. Coll. Corinne Walker

Au domaine de Sierne

Ainsi, Caroline Panthin pouvait s’installer dans la maison de maître à côté de laquelle elle avait vécu toute sa vie ! Cet attachement au domaine de Sierne peut expliquer l’investissement que ses fils sont prêts à engager pour devenir propriétaires des lieux. Mais ils doivent vite se rendre à l’évidence : il leur est impossible de payer la somme demandée par de Morsier. Aussi, après avoir tenté pendant plusieurs années de louer quelques pièces de la maison, ils décident de vendre. Si on en croit l’acte rédigé par le notaire Dufresne au printemps 1867, les frères Ducimetière cèdent la maison de maître avec ses dépendances, cour et jardin, et près de quatre hectares de terres pour 30’000 francs à trois femmes d’Angoulême « sans profession » représentées par un mandataire, Philippe-Adrien Grosset, propriétaire et négociant à Plainpalais. (1)

1 – Archives d’Etat de Genève (AEG), Documents relatifs aux corporations religieuses supprimées 1876-1882, no 45 : extrait acte reçu par le notaire Dufresne, 4 mai 1867.

Le Cardinal Gaspard Mermillod, photo: Credidimus-caritati

Des protégées de Mgr Mermillod

Il s’avère que ces trois femmes, Elisabeth de Sainte-Colombe, Marie-Louise de Montardy et Mathilde Berchon, sont religieuses, membres de l’ordre des carmélites, et que l’acheteur n’est autre que le vicaire général de Genève, Gaspard Mermillod qui cherche à cette époque à implanter à Genève une communauté contemplative. L’abbé Lany, collaborateur de Mermillod, le confirme dans ses Mémoires : « Vers le commencement de ce mois, Monseigneur a acheté à Sierne, paroisse de Veyrier, une propriété pour y établir, dit-on, une communauté religieuse de femmes ». Et il rapporte le récit de cet achat qu’en fit Mermillod lui-même, au cours d’une conférence ecclésiastique qui s’était tenue le 16 octobre, à Collex-Bossy : « Au dîner, il raconte l’histoire de l’établissement des Carmélites à Sierne. Son projet avait été de les mettre d’abord dans le voisinage de Genève, hors du territoire, par précaution, à Ferney ou à Gaillard. Il en avait parlé aux deux évêques voisins de Belley et d’Annecy. A Ferney, on ne voulait pas une nouvelle église ; à Gaillard, on aurait voulu une communauté enseignante. Enfin, la maison de Sierne se présenta et fut acquise pour 30’000 francs avec quatorze poses de terre. » (2)

2 – Cité par Edmond GANTER, « Entre Salève et Jura. Les Carmélites de Sierne », dans Le Courrier, 22-23 mars 1980.

Carmélite au XIXe siècle. Wikipedia

Un cloître sous surveillance

Les carmélites s’installent donc dans la maison Schmidtmeyer où selon la règle de leur ordre, elles vivent cloîtrées dans le silence et la prière, tirant leur subsistance des fruits de leurs terres. Mais la congrégation attire vite l’attention de la police car tout établissement d’associations religieuses sur le canton devait obtenir l’autorisation du Grand Conseil et du Conseil d’Etat, et en mars 1868 une enquête est ouverte pour connaître « la nature et l’organisation de cette communauté ».(3)

Interrogé sur le caractère religieux de la maison de Sierne, Mermillod répond qu’il ne s’agissait pas d’une congrégation mais d’une simple réunion de femmes et que d’ailleurs « les lois du pays permettent certainement d’être chrétien ou de l’être pas ; mais elles ne décident point qu’on ne pourra l’être que jusqu’à un certain degré. Le pouvoir civil n’a pas le droit d’interroger les âmes, d’entrer dans le sanctuaire des consciences, de prescrire les limites de la perfection évangéliques. Il peut persécuter, mais il ne peut contraindre. » (4)

Le futur cardinal continue donc à soutenir activement la communauté de Sierne, participant aux fêtes, prêchant pendant les semaines de retraites ou encore donnant, comme en novembre 1869, l’habit à une novice.

3 – AEG, RG 421, p. 286, 20 mars 1868.
4 – AEG, Eglise catholique romain 8 : biens des corporations religieuses 1868-1881, 31 mars 1868.

Antoine Carteret, Photo: Memo.fr

Au temps du Kulturkampf

Mais l’attitude du gouvernement en matière de religion se durcit de plus en plus. C’est l’époque du Kulturkampf, marquée par le conflit entre le gouvernement radical anticlérical d’Antoine Carteret et l’Eglise catholique. Au printemps 1871, les carmélites de Sierne font l’objet d’une nouvelle enquête. La maison est perquisitionnée et les huit femmes que compte alors la communauté sont auditionnées pendant plusieurs heures par les conseillers d’Etat Girod et Carteret. L’année suivante, le Conseil d’Etat destitue Mermillod de sa charge de curé de Genève et de vicaire général, et le Grand Conseil vote une loi obligeant les congrégations à demander une autorisation officielle. Refusant de se plier à une démarche qu’elles ressentent comme une humiliation, les carmélites de Sierne préfèrent quitter le territoire, adressant une lettre au Conseil d’Etat dans laquelle elles exposent les raisons de leur départ et disent leur amertume : « nous nous sentions traitées comme ne le sont pas les femmes les moins honorées dans les pays les moins civilisés… » Elles font également parvenir un message au maire de Veyrier pour lui témoigner leur reconnaissance pour l’accueil qu’elles avaient reçu dans la commune.

Lettre d’adieu des carmélites de Sierne, adressée au maire de Veyrier en octobre 1871

« Monsieur le Maire,
Au moment de quitter le sol de cette commune où nous avons été accueillies avec tant de bienveillance, nous éprouvons le besoin de vous dire nos remerciements. En même temps, nous vous prions d’être l’interprète de notre reconnaissance auprès du conseil municipal et de la population que vous administrez.
Devant les mesures persécutrices que l’on projette contre nous et qui nous paraissent être un attentat à la liberté d’association et la liberté de conscience, nous allons demander à des terres plus libres une hospitalité qu’on nous refuse ici. Mais nous vous avertissons que cette absence n’est que momentanée et que nous gardons notre propriété. Si Dieu le veut, nous reviendrons, quand la liberté sera une réalité dans la République de Genève, jouir du droit de vivre, quelques femmes ensemble, dans la prière et le travail.
Recevez, Monsieur le Maire, l’expression de notre considération distinguée. »

Au nom de mes compagnes
Cl. Duroy de Suduirant

Archives de la commune de Veyrier, CV 1871-1872

Epilogue

Pendant les cinq ans que dura leur établissement à Sierne, Mlle de Montardy et Mlle de Sainte-Colombe étaient décédées dans le hameau, mais la communauté s’était agrandie de plusieurs femmes, toutes françaises. Elles étaient huit quand elles quittèrent le territoire. Bien que Veyrier ait échappé au Kulturkampf qui déchira catholiques « romains » fidèles au Vatican et « libéraux » acceptant la réorganisation du culte catholique votée par le Grand Conseil, il ne sera jamais question de retour pour les carmélites. En juin 1872, elles vendent leur propriété de Sierne à Antoine Févat, un négociant des Eaux-Vives qui ne la conservera qu’une année. La propriété fera l’objet de plusieurs ventes successives avant d’être achetée, en 1877 par Théodore Bordier.

Dossier réalisé par Corinne Walker

©La Mémoire de Veyrier – Mars 2018