Un Veyrite, pionnier de l’art non figuratif suisse

L’un des pionniers de l’art non figuratif suisse est originaire de Veyrier.

Il s’agit d’André Lasserre, né le 9 septembre 1902, de l’union entre Frank Lasserre et Louise Lannois, une Française. Son père ingénieur, d’origine huguenote, fils de pasteur, vient s’installer à Veyrier pour exploiter une carrière au Salève et fabriquer de la chaux. Avec son associé Benjamin Achard, ils créent la Société des Carrières de la Balme en 19031. Après dix ans d’exploitation, l’entreprise rencontre des difficultés pour écouler sa production. Frank Lasserre décide alors de céder ses parts à Achard et trouve une reconversion dans le monde des assurances.

Il a l’idée de créer une nouvelle garantie autour des risques de bris de machine. La Bâloise, intéressée par le projet, le recrute et l’envoie à Paris où elle souhaite se développer. C’est ainsi que la famille Lasserre quitte Veyrier en 1913 pour s’installer dans la capitale, rue Gassendi, dans le 14è arrondissement, celui du Montparnasse, haut-lieu des mouvements artistiques et culturels des années folles de l’après-guerre.

André Lasserre, fils unique, fréquente pendant quelques mois l’Ecole Spéciale d’Architecture du boulevard Raspail avant d’entrer à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts en novembre 1918 qu’il quittera dès mars 1919. Peu motivé par les études, il est engagé comme dessinateur apprenti dans un cabinet d’architecture puis en 1920, rejoint l’imprimerie de Vaugirard spécialisée dans la photogravure2. A partir de 1921, André Lasserre suit des cours à l’Académie de la Grande-Chaumière4.
Il est l’élève du sculpteur Antoine Bourdelle. C’est là qu’il rencontre Suzanne Wahart qu’il épouse le 25 janvier 1923. Le couple mène une vie de bohème et vit chichement.

André Lasserre fréquente le milieu surréaliste où il côtoie les poètes André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, le comédien Jean-Louis Barrault mais également Antonin Artaud dont il réalise le buste en 1933. Il est l’ami des peintres Chaïm Soutine, Francis Picabia, Moïse Kisling, André Derain, du photographe franco-américain Man Ray, du cinéaste Jean Renoir, du sculpteur Alberto Giacometti, du guitariste de jazz Django Reinhardt.

En 1927, il vit une aventure amoureuse intense avec Léna Amsel, danseuse et actrice, maîtresse de Louis Aragon. C’est la mort tragique de Lena, le 2 novembre 1929 lors d’une extravagante course automobile en Bugatti avec le peintre André Derain, qui mettra fin à cette liaison.

André Lasserre se lie d’amitié avec Maurice Magis, un libraire belge installé rue Guénégaud à Paris et avec Reynold Thiel4, pianiste virtuose et couturier neuchâtelois de Hauterive. Idéalistes, épris de justice sociale, partisans d’une société plus fraternelle, ils sont sensibles, comme de nombreux artistes et intellectuels de l’époque, aux aspirations portées par la « Révolution d’Octobre » en Russie.

André Lasserre poursuit son travail artistique de sculpteur dont le talent sera reconnu par la Maison Barbedienne, de grande renommée dans le monde de l’édition de statues et d’objets d’art en bronze. Après son divorce avec Suzanne en 1931, André Lasserre rencontre Juliette5 Ziegert, photographe d’origine allemande, qu’il épouse en 1933.

L’engagement politique du sculpteur est aiguisé par la tournure des événements, notamment la montée du fascisme, avec la prise du pouvoir en Italie par Mussolini en 1922, puis du nazisme à partir de 1933 lorsque Hitler accède à la fonction de chancelier. A l’occasion d’une visite familiale en Allemagne, il découvre l’omniprésence du nazisme dans la vie quotidienne du peuple. Il en revient avec des convictions politiques renforcées et s’engage résolument au sein du Parti communiste français (PCF) dans la lutte antifasciste.

En 1936, la guerre civile éclate en Espagne. Reynold Thiel et André Lasserre se portent volontaires pour rejoindre les brigades internationales, commandées par le Français André Marty et constituées pour venir au secours des Républicains espagnols. La candidature de Lasserre est refusée. Il est en effet l’un des artistes du Parti, propagateur du marxisme-léninisme puis du stalinisme. Il réalise alors le monument du gendre de Karl Marx, Paul Lafargue.

A la suite du pacte germano-soviétique du 23 août 1939, le gouvernement Daladier interdit, dans un premier temps, la presse communiste en France puis le PCF le 26 septembre 1939. De nombreux militants sont alors arrêtés et emprisonnés, les autres étant placés sous surveillance policière. Resté fidèle à son engagement politique, André Lasserre ne reste pas inactif. Pendant la « drôle de guerre » en février 1940, il obtient la nationalité française et continue, dans la clandestinité, à agir pour le compte du Parti qui lui demande notamment de lui procurer des passeports suisses, véritables certificats de liberté dans cette période de guerre. André Lasserre se rend alors à Marseille où il a des connaissances bien placées au consulat suisse. Il récupère ainsi une dizaine de documents.

Le 22 avril 1940, le couple Lasserre est arrêté à Paris par la police française et incarcéré à la prison maritime de Toulon. En mai et juin de la même année, l’armée française est défaite par la Wehrmacht. Le gouvernement, présidé par Pétain, signe l’armistice le 22 juin à Rethondes. Pétain obtient les pleins pouvoirs du Parlement et instaure un nouveau régime, l’État français, qui a pour objectif de mener à bien la révolution nationale.

C’est au tribunal maritime de Toulon que se déroule en mars 1941, à huit clos, le procès des époux Lasserre et d’autres militants communistes. Le régime de Vichy considère que cette affaire doit être exemplaire dans la lutte menée contre la subversion bolchévique.

Le couple Lasserre, ainsi que d’autres accusés, sont condamnés à mort pour crime d’espionnage et de trahison. Les Lasserre sont déchus de la nationalité française.

Tous les recours intentés contre cette condamnation totalement injustifiée étant épuisés, Louise, la mère d’André Lasserre, se démène sans compter pour sauver le couple et joue alors sa dernière carte : demander au frère de sa belle-fille, officier dans l’armée allemande, de les sortir de prison. Cet espoir insensé ne sera pas déçu. Par l’intermédiaire de la Croix-Rouge allemande, André et Juliette Lasserre quittent la prison de Toulon. Après un passage à Paris, ils doivent s’éloigner de la France où ils ne sont plus en sécurité pour rejoindre la famille de Juliette en Allemagne en juin 1941. Ils s’installent durablement en Bavière, dans une maison située à proximité de Prien am Chiemsee. André reprend quelques activités artistiques. C’est là qu’il côtoie des prisonniers français et russes employés dans des fermes dont certains essayent, avec des moyens de fortune, de lutter contre le régime par des sabotages. A Berlin, il rencontre, non sans surprise, son camarade Reynold Thiel lors d’une réunion secrète d’opposants au régime nazi. Après la défaite de Stalingrad et le débarquement des alliés en Afrique du Nord, la Wehrmacht est dorénavant sur la défensive. C’est le début d’un long reflux sur tous les fronts. Le pays subit au quotidien des bombardements meurtriers.

En 1944, enrôlé de force dans un kommando de travail pour effectuer terrassement et déblaiement, André Lasserre est dénoncé pour sabotage. Emprisonné à Munich, il sera déporté en avril 1945 dans l’enfer concentrationnaire de Dachau, premier camp créé par les nazis en Allemagne dès leur arrivée au pouvoir en 1933. Quelques jours après son internement, le 29 avril, les Américains arrivent et libèrent les survivants du camp.

Tout laisse à croire que son odyssée se termine enfin. Le sculpteur retourne à Prien où l’attend Juliette.

Mais le 6 juin, il est à nouveau arrêté par les Américains. En dépit des explications qu’il leur donne, il est remis aux autorités françaises. Sa peine – la condamnation à mort par la justice de Vichy – n’a pas été exécutée ! Lâché par le Parti, André Lasserre ne peut compter que sur sa famille et quelques amis pour l’aider. Son long séjour en Allemagne lui colle à la peau et lui vaut d’être soupçonné de collaboration avec l’ennemi. C’est un comble pour ce militant antifasciste, condamné par la justice expéditive de Vichy, dénoncé aux nazis pour sabotage, arrêté puis emprisonné dans les pires conditions.

Fin décembre 1945, André Lasserre est libéré. Il entreprend alors des démarches pour obtenir la révision de son procès et sa réhabilitation. Toutes les portes se ferment. Il est à nouveau arrêté le 22 mars 1946 et transféré à la prison de Toulon. Mais il n’est pas abandonné à sa funeste destinée par sa famille et des proches dont Denise Dard, ex-épouse de Reynold Thiel, condamnée comme lui lors du procès de Toulon en 1941. Des personnalités rencontrées à Dachau, notamment le prêtre jésuite Michel Riquet, s’inquiètent du sort qui lui est réservé et interviennent au plus haut niveau de l’État.

Les autorités suisses prennent enfin conscience de la situation inique faite à l’un de leurs ressortissants et se manifestent également. La peine est commuée en réclusion à perpétuité puis à vingt ans finalement ramenée à cinq ans de prison.

Incarcéré en août 1946 aux Baumettes à Marseille, il devient bibliothécaire de la prison. L’abbé Albert Jaur, l’aumônier, connaissant ses talents de sculpteur, demande à André Lasserre, le communiste, de réaliser pour la chapelle cellulaire un Christ en croix6.

André Lasserre est enfin libéré en 1951, mais c’est une libération conditionnée. Interdit de séjour en France, il revient s’installer en Suisse, à Lausanne, sous réserve de renoncer à toute activité politique.

Il divorce peu après et épouse la nièce de Juliette, Wendula Ziegert.

Il reprend dans la difficulté et la précarité son activité artistique. Les commandes sont rares et il travaille essentiellement dans le cadre de commandes publiques. Lauréat de plusieurs concours dans le canton de Vaud, le sculpteur animalier, qu’il était à ses débuts lorsqu’il se fit connaître en France, oriente progressivement son travail vers l’abstraction. La dernière œuvre figurative majeure qu’il exécute en 1959 est le monumental Pégase7 surgissant des eaux du lac de Joux face au village du Pont.

Mise en lumière récemment, Pégase est un repère unique dans la nuit jurassienne. En hiver, lorsque le lac est gelé, on peut aller à pied jusqu’au monument, accessible également lors de grande sécheresse comme en 2017.

Lasserre réalise de nombreuses sculptures dont la flèche d’aluminium que l’on peut voir à proximité de l’aula de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Pour l’Expo64, il répond à une commande de Max Bill8. sous la forme d’une statue de 2,40 m en aluminium fondu « Cristallisation ». Les cristaux et les fossiles inspireront dorénavant son travail.

Imaginatif, plein de ressources, André Lasserre développe aussi une activité de médailleur. Avec Casimir Reymond, il grave la matrice de l’écu du tir fédéral de Lausanne en 1954 représentant l’effigie du général Guisan. La Monnaie fédérale fait appel à son savoir-faire pour exécuter, entre autres, le relief de la pièce grecque de dix drachmes en 1959.

André Lasserre adhère à l’Œuvre, association suisse qui a pour objet de favoriser la collaboration entre l’art et l’industrie, avec un intérêt particulier porté au design industriel (banc public en fibrociment, tours à grimper pour les enfants, etc.).

L’architecture est un terrain propice à une nouvelle forme d’expression artistique. Il réalise notamment un bas-relief au collège du Belvédère à Lausanne et le haut-relief en céramique de la tour Résidence à Morges (décoration de deux pignons de 17 étages !).

Devenu une personnalité artistique de premier plan en Suisse, la ville de Lausanne lui consacre en novembre 1981 une exposition rétrospective au musée de l’Ancien-Evêché en reconnaissance de son grand talent.

André Lasserre, décédé à Lausanne le 3 février 1981, n’a malheureusement pas pu assister à ce bel hommage.

La vie d’André Lasserre fut exceptionnelle et contrastée à plus d’un titre. Il quitta la quiétude du petit village de la campagne genevoise pour rejoindre Paris, en pleine effervescence de la grande guerre puis des années folles. Il fréquenta les hauts lieux du surréalisme, les plus brillants intellectuels et artistes de l’époque avant de connaître l’enfermement. Ses convictions pour un monde meilleur, plus fraternel et égalitaire lui firent côtoyer la mort. Il dut ensuite, dans l’incompréhension, affronter ses camarades qui se détournèrent et l’abandonnèrent.

La Suisse lui permit alors de commencer une nouvelle vie enfin apaisée propice à son épanouissement artistique.

De Lausanne, le regard d’André Lasserre devait probablement se tourner avec la nostalgie de sa jeunesse passée vers ce Salève dont il apercevait les contours lointains au bout du lac, cette montagne qui domine Veyrier, le village qui l’a vu naître, où il a grandi et qui ne le connait pas !

1 Franck Lasserre fut l’un des précurseurs de l’exploitation des carrières du Salève par minage. Le 19 mars 1904, il fit sauter avec 2500 kg de poudre un ban de pierre devant de nombreux badauds venus assister à cette spectaculaire explosion qui détacha du massif 18 000 m3 de rocher.

2 Ensemble de techniques apparu au milieu du 19è siècle ayant révolutionné l’impression en permettant de reproduire des textes et des illustrations à partir de procédés photographiques.

3 Académie privée fondée en 1904 par l’artiste peintre d’origine suisse Martha Stettler sur l’emplacement d’une célèbre guinguette du même nom. C’est un haut lieu de l’activité artistique parisienne où l’on dispense encore aujourd’hui des cours de dessin et de peinture. Elle abrite des ateliers libres de toute emprise artistique académique. Parmi ses plus illustres élèves, on peut citer Modigliani, Balthus, Giacometti, Calder mais aussi Serge Gainsbourg.

4 Voir le film documentaire de 2019 « Thiel le rouge, un agent si discret » de Danielle Jaeggi.
Pseudonyme. En réalité Ilschen Ziegert.

Située à proximité du quartier des condamnés à mort, la chapelle était constituée d’armoires rangées les unes à côté des autres en gradin dans lesquelles se tenaient les détenus assistant aux offices avec interdiction de se parler et de se voir. Elle a été désacralisée dans les années 80 et le crucifix entreposé dans un réduit. Retrouvé dans un piteux état en 2013 lors des travaux de modernisation des Baumettes, la croix a été restaurée puis placée dans l’un des bras du transept de l’église de Mazargues, quartier de Marseille où se trouve la prison. Une plaque apposée dans l’église rappelle le souvenir d’André Lasserre, son parcours de militant communiste résistant emprisonné en France et en Allemagne ainsi que l’histoire de la chapelle des Baumettes.

Offerte aux habitants de la vallée de Joux après la réalisation du barrage du Day (les Clées) par l’ancienne Compagnie vaudoise d’électricité, cette statue de 14m de haut réalisée en 1959 symbolisant les « forces de Joux » a nécessité le coulage de 100 tonnes de béton dans un coffrage constitué de bois croisés.
Mise en lumière récemment, Pégase est un repère unique dans la nuit jurassienne. En hiver, lorsque le lac est gelé, on peut aller à pied jusqu’au monument, accessible également lors de grande sécheresse comme en 2017.

Né en 1908 à Winterthur, Max Bill fait partie du groupe d’artistes suisses d’avant-garde Allianz fondé en1937 par le peintre zurichois Léo Leuppi. Architecte, peintre, sculpteur, homme politique, il est l’architecte en chef de la section « Eduquer et créer » de l’Exposition nationale de Lausanne en 1964.